– Mais enfin pourquoi moi ? glapis-je feignant un profond désespoir.
-Parce que tu m’as suppliée de te faire retourner sur le terrain, me répondit Francine sans lever les yeux de son dossier.
-Oui, sur le terrain… En infiltration ou en tous cas sur des affaires dignes d’intérêt ! Alors que là…. Enfin sérieusement, l’inauguration d’un énième restaurant en présence de tout le gratin, on a vu plus passionnant !
-C’est un jeu de mot ? demanda Francine en me fixant froidement.
-Quoi donc?
-Resto… Gratin…. ?
-Même pas ! soupirai-je en me laissant tomber dans un des deux fauteuils lui faisant face.
-Dommage, ce serait du plus bel effet dans l’article que tu vas me rendre dans deux jours. Et c’est non négociable. Soit tu vas à cet évènement et tu me sors un super papier, soit je te vire !
Francine s’était levée et je compris qu’il n’y avait plus rien à en tirer ni à tenter. J’attrapai donc mon sac et quittai son bureau, vaincue. En consultant ma montre, je me rendis compte que je n’avais même pas le temps de repasser chez moi me changer. Tant pis, j’irai donc à cette stupide inauguration dans ma robe en jean, juchée sur ces inconfortables bottines que je venais de m’acheter et que je maudissais autant que je les chérissais.
Dehors, le soleil semblait me narguer d’avoir à passer cette superbe journée enfermée dans un établissement dont je me fichais, à questionner des cuistots pédants qui se comportaient comme si leur flan pomme-coco-passion-quinoa allait guérir le cancer. Quelle corvée ! Pourquoi diable Francine m’infligeait-elle cela à moi, grand reporter reconnue et respectée ? J’étais allée aux quatre coins du monde, j’avais interviewé les plus grands et dévoilé des affaires d’envergure et aujourd’hui, ma rédactrice en chef jugeait légitime de m’envoyer goûter des compotes rhubarbe-haricots verts tout en sirotant des cocktails aux noms absurdes. Mes enquêtes avaient pourtant hissé le journal au rang de référence et mon dernier coup d’éclat était encore sur toutes les lèvres…et gravé sous ma clavicule gauche. Cela m’avait coûté cher, mais je demeurai obstinément fière d’avoir démantelé un vaste réseau de trafic de drogue en infiltrant une organisation dont le chef m’avait gratifié de plusieurs coups de couteau en découvrant, juste avant d’être arrêté, que j’étais journaliste. Les mois étaient passés, mais je pouvais encore sentir la chaleur de mon propre sang couler sur ma peau ainsi que ce mélange de satisfaction et de peur qui m’avait envahie juste avant que je ne perde connaissance. Les secours étaient heureusement arrivés à temps et j’étais revenue à moi au terme d’une semaine de coma. Depuis, Francine refusait de me laisser sortir et m’avait cantonnée à des histoires sans intérêt, ou du moins sans une once d’adrénaline.
Je caressais nerveusement ma cicatrice et accélérai le pas, tentant de rassembler toute la bonne volonté dont je me sentais capable avant de gagner le « Plézi », le fameux établissement dont je devais couvrir l’inauguration. « Plézi », traduisez « Plaisir » en kréyòl. C’était d’un cliché d’appeler son restaurant comme cela ! Et pourquoi pas au « Miam miam » tant qu’on y était ? Je souris de ma propre vanne et m’apprêtai à pousser la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit à la volée. Un visage familier me fit alors face, le chef Méville, le propriétaire des lieux. Je m’étais vaguement renseigné sur le personnage et étais tombée sur quelques photos de lui en consultant mon ami Google. Mais je devais avouer que ces clichés ne lui rendaient vraiment pas justice ! Gabriel Méville était un chef étoilé originaire de la Guadeloupe qui possédait déjà deux restaurants et qui était décrit comme étant un véritable génie. Personnellement, je ne comprenais pas que l’on puisse s’extasier sur de la bouffe, mais j’avais un travail à faire et plus vite il serait fait, plus vite je pourrais m’en aller et me consacrer à des activités plus palpitantes.
-Gwen Carson je présume ? dit-il d’une voix rauque et étonnement sensuelle.
-Vous présumez bien, répondis-je en souriant.
Ça y est, j’étais enfin dans mon personnage de journaliste et non plus dans ma bouderie de gamine contrariée. J’inspirai un grand coup et suivis le chef Méville à l’intérieur. Nous traversâmes un couloir élégamment décoré de velours et d’or et je commençai à me demander s’il s’agissait d’un restaurant ou d’un club libertin chic. Ma question intérieure m’arracha un nouveau sourire pile au moment où le chef Méville se tournait vers moi.
-J’en conclus que l’endroit vous plaît ? lança t-il d’une voix douce.
-Disons que j’ai l’impression d’entrer dans les appartements d’une aristocrate très courtisée.
Oups ! C’était sorti tout seul et contre toute attente, le chef Méville sourit. Il ouvrit alors une porte matelassée et donnant sur une salle de taille moyenne, elle aussi ornée de noir et d’or, qui inspirait à la fois le luxe et un sentiment d’intimité.
-C’est fou, c’est très élégant, mais en même temps on a l’impression d’être chez soi, laissais-je échapper.
-Alors j’ai réussi ma mission, répondit le chef en marchant jusqu’à une table pour deux.
Je restai immobile quelques instants, aux fins de m’imprégner de cette ambiance particulière. Le chef Méville tira une chaise et me fit signe de m’assoir. Je m’installai donc, tirai mon PC ultraportable de mon sac et le regardai prendre place face à moi. Il pianotait sur son téléphone, l’air grave tandis que cachée derrière mon écran, j’avais tout le loisir de l’observer. Je dois dire que j’avais été surprise par sa grande taille – un bon mètre quatre-vingt-dix – et par sa silhouette svelte. Il portait de longues locks naturellement blondes, sagement enfermées dans une queue de cheval qui tranchait avec la blancheur de sa veste de chef. Il avait les deux oreilles percées, le nez orné d’un anneau d’argent et les avant-bras couverts de tatouages. Vraiment pas l’image que l’on pouvait se faire d’un chef.
-Vous aimez ce que vous voyez ? demanda t-il brusquement sans lever la tête.
Ma respiration se coupa alors. Zut ! Il savait que je le reluquais. J’étais gênée, mais, refusant de perdre la face, je me redressai, invoquant tout le bagou dont j’étais capable.
-Je me disais simplement que les photos que l’on trouve de vous sur le Net ne vous rendent pas justice.
Il leva alors le nez de son écran et je pus admirer son superbe visage qui arborait une barbe de trois jours sur une peau dorée. Ses yeux noisette me regardaient ou plutôt me transperçaient. Il n’était pas du tout mon genre d’homme avec son corps mince et ce teint trop clair. Je n’avais toujours eu d’yeux que pour les peaux d’ébènes et les carrures imposantes et pourtant, cet homme là me captivait. Il avait quelque chose dans le regard, dans la gestuelle, dans l’attitude, qui me désarmait. J’essayais d’organiser mes pensées et de reprendre une attitude professionnelle lorsqu’il tendit brusquement la main et me caressa la joue. J’en frissonnai.
-Vous êtes magnifique, lâcha-t-il sans me quitter des yeux. Vos traits…. Vous êtes sculpturale. Oui c’est ça, c’est le mot. Sculpturale.
Je demeurai silencieuse quelques secondes, ne sachant comment réagir. Cet homme était d’une spontanéité déconcertante, même pour moi. Mais j’avais un travail à faire. Après tout, je n’étais pas là pour me laisser conter fleurette.
-Je crois que nous devrions nous y mettre avant que vos invités n’arrivent, dis-je avec froideur.
-J’adorerais ça, répondit-il, un sourire en coin.
-Je parlais de l’interview.
-De quoi parlerai-je d’autre ? demanda t-il sans abandonner ce sourire.
Oui Gwen, de quoi pouvait-il bien parler d’autre ? Je me sentis à la fois idiote et excitée, mais je fis tout pour ne rien laisser paraître.
-Alors si vous m’expliquiez pourquoi vous avez donné ce nom à votre établissement ? poursuivis-je en ignorant superbement sa question.
-Parce que je voulais que mon établissement reflète ma cuisine et la sensation que je préfère au monde : le plaisir.
-Rien que ça, ricanai-je.Le chef Méville sourit.
-Une sceptique. Je vois.
-Sceptique ? N’allons pas jusque-là. Disons que je ne suis pas forcément sensible aux plaisirs de la table.
-Que ressentez-vous lorsque vous mangez madame Carson, demanda t-il alors.
-C’est Gwen et je ne ressens rien de particulier. Je mange parce qu’il le faut alors pardonnez-moi si je ne suis pas très réceptive à votre discours.
-Oh je suis sûr que vous l’êtes, au contraire.
Le chef Méville plongea à nouveau son regard hypnotique dans le mien et se pencha légèrement vers moi.
-Je parle de plaisir des sens, murmura t-il. De mélanges de sensations. Je parle de surprise, de découvertes, de magie. Je parle de voyage… Je vous parle d’orgasme.
J’ouvris des yeux ronds, me demandant s’il s’agissait là d’une plaisanterie ou s’il pensait réellement ce qu’il venait de dire. Il me regarda comme s’il pouvait entendre mes pensées, sourit, se recula et disparût derrière une porte sombre, sans un mot. Sans vraiment comprendre pourquoi, je commençais à me sentir nerveuse. Le chef Méville revint assez rapidement, un plateau doré entre les mains. Je le regardai se rapprocher de moi, sourcils froncés, me demandant à quoi il jouait. Toujours silencieux, il déposa le plateau sur la table voisine, plus large et me tendit la main pour m’inviter à le rejoindre. Je m’exécutai immédiatement, intriguée et me retrouvai debout, face à lui. Il s’empara d’une verrine contenant une espèce de crème blanchâtre.
-Ou sé moun Gwadloup ? demanda t-il, presque certain de la réponse.
-An sé moun Lapwent, répondis-je en fixant ses superbes lèvres.
-Vous êtes comme elle, reprit-il en français.-Comme qui ?
-La Guadeloupe. La délicieuse île de la Guadeloupe. Belle, sauvage, fière….
-Tiens donc, fis-je en tentant de ne pas avoir l’air déstabilisée.
-Unique, courageuse, arrogante, poursuivit-il en s’avançant lentement jusqu’à ce que je puisse sentir l’odeur fruitée de son souffle.
-Vous ne me connaissez même pas, objectai-je.
-C’est vrai, mais je vous devine.
-Vous me devinez ?
-Oui, comme je devine vos superbes courbes sous cette robe. Comme je devine le goût sucré-salé de vos lèvres.
Je retins mon souffle, me demandant s’il comptait m’embrasser, mais au lieu de cela, il plongea une cuillère dans la verrine, avant de l’avancer jusqu’à ma bouche que j’ouvris sans me faire prier.
-Vous aimez ? demanda t-il sans me quitter des yeux. C’est un blanc-manger coco.
-Je reconnais que c’est très bon. C’est de la cannelle que je sens ?
-Mon épice préférée, dit-il en guise de réponse.
-Pourquoi donc ?
-Parce qu’elle a beau être douce, elle parvient toujours à occuper tout l’espace, à prendre le pas sur tout. Et puis cette couleur…. C’est tout vous à vrai dire.
Je sentis un picotement gagner mes joues et le chef Méville me donna une autre cuillérée avant de m’embrasser dans le cou brusquement, fougueusement. Je ne le repoussai pas et il me fit reculer de sorte que je me retrouvai assise sur la table, à côté du plateau doré contenant d’autres desserts. La langue de Gabriel longea mon cou jusqu’à atteindre ma fameuse cicatrice. Il la regarda, songeur, la caressa du pouce et s’empara, sans un mot, d’une autre verrine, cette fois-ci très colorée. Il plongea une autre cuillère dedans et je goûtai en silence, hypnotisée par son regard. La douceur du sucre et l’acidité du fruit me surprirent, tout comme l’attirance que je ressentais pour lui.
-Tu reconnais ces fruits ?
-Maracudja et… Je ne sais pas.
-Pitaya, dit-il.
-Belle association, fis-je, captivée.
-Un peu comme nous, répondit-il en déposant la verrine.
Je lui souris, tandis qu’il caressait ma cuisse gauche, remontant dangereusement sa main. Etrangement, je me sentais paralysée. Non pas de peur mais d’envie. Cet homme me faisait littéralement perdre la tête et j’en redemandais. J’avais l’impression d’être un livre ouvert et comme s’il avait deviné ce que je voulais, il se saisit de la fermeture éclaire de ma robe et fit descendre le zip d’un coup sec. Je me retrouvai donc assise sur cette table, au milieu d’un restaurant vide, ma robe en jean grande ouverte, laissant ainsi apparaître ma lingerie en dentelle turquoise. Moi qui portais généralement des sous-vêtements dépareillés, très probablement par pur refus de conformisme, je me fis la réflexion que j’avais été bien avisée d’avoir choisi cet ensemble ce matin-là. Gabriel observa chaque centimètre de ce corps qui lui était offert et sourit comme s’il venait de déballer un cadeau de noël.
-Tu es aussi sexy que je le pensais, dit-il. Plus encore même.
Il me fit alors goûter un dessert à base d’ananas et de coulis de framboise dont la forme phallique fit basculer une fois pour toute mes pensées. La langue de Gabriel regagna alors à nouveau mon cou pour descendre, cette fois-ci, jusqu’à ma poitrine. Je la laissai vagabonder quelques instants d’un sein à l’autre, puis attrapai sa veste de chef que je déboutonnai avec une rapidité qui me surprit moi-même. Le chef Méville ne portait rien en-dessous et se retrouva donc torse-nu. Je parcourus alors du bout des doigts ce torse imberbe, fin mais dessiné et il m’embrassa à pleine bouche, pressant mes cuisses autour de sa taille. Je ne savais pas si c’était tout ce sucre ou simplement lui mais je me sentais brusquement affamée. Gabriel était à la fois rude et doux, calme et très excité. J’en frissonnai et il s’en amusait. Il finit par se détacher de moi pour se saisir d’une dernière verrine aux teintes blanches, marrons et jaunes. Il plongea une cuillère dans le récipient, l’avança jusqu’à mes lèvres, puis la recula lorsque je tentai de m’en emparer. Il sourit de mon empressement, déposa un baiser rapide sur mes lèvres et me fit gouter au contenu de cette dernière cuillère qui présentait un mélange de crème, de caramel et de mangue. C’était certainement celui-ci que je préférais. Je m’étonnai d’éprouver tant de plaisir par le goût, me demandant si c’était la cuisine de Gabriel ou son corps qui m’avait fait changer d’avis. Il me nourrit une seconde fois et du caramel s’écoula sur ma cuisse droite. Il se pencha alors et lécha la substance consciencieusement avant de remonter jusqu’à l’élastique de mon tanga qu’il retira avec dextérité. Puis il se colla à moi et j’ouvris des yeux ronds en sentant cette bosse dure et franchement imposante au travers de son pantalon. Il m’embrassa à nouveau, plus longuement cette fois et je m’apprêtai à plonger la main vers l’objet de ma convoitise lorsque j’entendis quelqu’un prononcer mon prénom à répétition avec insistance. Gabriel fronça les sourcils et je sentis qu’on me secouait. Je tentais alors de me dégager et le merveilleux visage du chef Méville fit brusquement place à celui de Francine.
-Gwen ! s’écria t-elle. Tu m’écoutes ou pas ? L’interview est bouclée, c’est bon?
C’était à n’y rien comprendre. En une poignée de seconde, ma torride dégustation s’était transformée en un cocktail mondain, bruyant et agité. J’étais toujours assise à la table à laquelle m’avait convié Gabriel mais il n’était plus là. La pièce était remplie d’illustres invités et de serveurs qui virevoltaient d’un bout à l’autre du restaurant, des plateaux chargés entre les mains. Je ne pouvais pas croire que j’avais tout simplement rêvé cet instant et pourtant, je n’avais pas d’autre choix que de l’admettre. Francine me bombarda de questions auxquelles je répondis mollement, piquée d’avoir fantasmée sur un homme que j’étais supposée interviewer. Je me sentais bête, fragilisée, d’avoir envisagé ce chef ainsi, d’avoir laissé libre cours à des pulsions que je ne pensais même pas avoir. Estimant que j’avais déjà passé suffisamment de temps à cette fête, je me levais, toujours vêtue de ma robe en jean bien fermée et rangeai mon PC. Je lissai mes cheveux, puis ma robe, bien décidée à m’en aller. Pourtant, quelque chose attira mon attention. Il y avait quelque chose sur ma cuisse. Je fronçai alors les sourcils et l’essuyai du pouce. C’était du caramel, comme dans mon rêve. Intriguée, je demeurai immobile quelques instants, puis levai les yeux, sentant qu’on m’observait. Gabriel se tenait à l’autre bout de la pièce, entouré d’autres chefs. Il me lança un regard fiévreux, passa discrètement sa langue sur ses lèvres avant de m’adresser un clin d’œil. Puis il reprit sa conversation comme si de rien n’était, me laissant la difficile mission de savoir si j’avais rêvé tout cela ou non.
Texte : Nèl Tinta-Négra – Tous droits réservés.