Ce matin, dans le tramway bordelais, j’ai regardé défiler le paysage.
Ce matin dans le tramway, j’ai regardé plus attentivement les façades anciennes des bâtisses bordelaises, me demandant lesquelles avaient été construites avec le sang précieux des esclaves.
Ce matin dans le tramway, j’ai regardé plus attentivement les gens et je me suis demandé combien de ces personnes descendaient d’une illustre famille d’esclavagistes, de petits paysans qui n’ont jamais vu un nègre de leur vie, de Blancs anti esclavage ou encore de Blancs qui ont côtoyé les quelques Noirs que l’on pouvait apercevoir dans ces mêmes rues alors même que le fouet continuait de dicter la marche à suivre à des esclaves qui n’avaient rien demandé à personne, loin, là-bas, de l’autre côté de la mer.
Puis, je me suis demandé qui étaient mes ancêtres à moi. D’où venaient-ils? De quels pays d’Afrique précisément? Dans quelle proportion leur sang s’était mêlé à celui des premiers habitants de Guadeloupe et de Martinique, aux colons, aux indiens d’Inde et à tout ceux qui ont bien pu échouer sur ces terres imbibées de sang, de douleur et de merveilles qui constituent les îles de la Caraïbe.
J’ai très souvent été confrontée à des visages fermés, agacés, qui marmonnaient dans un soupir de lassitude que nous, Noirs, étions toujours, je cite : « en boucle sur l’esclavage ». Ces visages, majoritairement blancs et beaucoup trop souvent noirs, étaient pressés de passer à autre choses et demandaient [et demandent encore] dans une ignorance crasse ce que tout cela peut bien nous faire, nous qui n’avons rien vécu de tout ça.
Si je veux connaître le nom des grandes familles esclavagistes bordelaises, les archives seront là pour m’éclairer. Si je veux connaître l’histoire de chacune de ces belles bâtisses blanchies à la même chaux, alors Google est mon ami.
Indépendamment de cette pénible et curieuse sensation de douleur qui semble s’être tatouée dans nos chairs au moment même où nos ancêtres ont été marqué au fer, et qui semble vouloir persister à s’incruster dans notre ADN pour les siècles et les siècles, voilà exactement ce qui nous a été volé à nous, les descendants : notre histoire en tant que peuple et en tant qu’individus.
Le journal de TF1 se plaît à montrer ces français qui organisent des réunions de famille avec des cousins lointains ou affichent fièrement des écussons, signes de leur appartenance à telle ou telle famille, qu’un généalogiste ou même un simple site internet les aura aidé à identifier sans trop de peine.
Seulement pour nous c’est plus compliqué. À vrai dire, on ne remonterait pas aussi loin qu’on le voudrait, pas suffisamment loin pour savoir comment vivait notre lignée avant que notre histoire ne soit interrompue [détournée?] par la colonisation et toutes les horreurs qui en ont découlé. Alex HAILEY a réussi, c’est vrai, mais je crois qu’il est malheureusement l’exception qui confirme la règle.
Notre histoire personnelle est brouillée. On déterre péniblement quelques ossements, on déchiffre avec courage les quelques registres à disposition. On interroge nos grands-parents qui n’ont parfois rien envie de nous raconter tant l’histoire est douloureuse. Ainsi l’histoire se perd. La nôtre et celle de toute notre famille.
Notre histoire en tant que peuple est brouillée. Non, balayée semble un mot plus juste.
Nous n’existons dans les livres d’histoire qu’à travers le prisme de la falsification.
Nous n’existons, dans les monuments que bien cachés par le souvenirs des Européens de l’époque, de Schoelcher au soldat inconnu, en passant par ces noms de rue dont on ignore tout.
Nous n’existons dans les bouches des autres français qu’au moment de passer l’hiver au soleil et surtout au moment de râler sur les impôts « gaspillés » en allocs.
Nous n’existons aux yeux des gouvernants que lorsqu’il s’agit de grapiller quelques voix pour accéder à une victoire que nous leur offrirons les yeux fermés par l’abstention ou, pire, par le consentement à soutenir des idées nauséabondes.
Notre quotidien en est lui aussi brouillé puisque nous continuons à subir cette incompréhension gênante induite par une écœurante ignorance. Car chaque personne qui s’offusque que notre passé nous tienne autant à cœur bafoue un peu plus le souvenir des nôtres et nous rappelle un peu plus que l’abolition n’a été qu’un décret qui ne s’est accompagné, pour nous, de rien d’autre. Pas d’excuses ni indemnisation à l’époque, pas de reconnaissance ni réparations aujourd’hui.
Nos luttes, quant à elle, en sont souillées puisque plane sur chaque manifestation l’ombre de la répression raciste et désespérément empreinte de colonialisme, en dépit de l’abolition légale de la traite et de l’esclavage.
Voilà très précisément l’ampleur du préjudice actuel et voilà très précisément pourquoi il est temps que cesse cette constante indécence.
Aujourd’hui nous sommes le 27 mai. J’ai une boule dans la gorge et une rage sourde. Aucune des deux ne veux s’en aller. Je pense à la Guadeloupe qui me manque tant. Je vois des chaînes brisées, du sang, des fusils, des articles sur le Bumidom, des grévistes tués, des taux anormalement élevés de cancers et de malformations congénitales, de la nourriture dopée au sucre, de l’eau impropre quand elle veut bien couler. Je vois des plages de sable fin d’où dépassent sans considération les ossements de nos glorieux ancêtres, entre sargasses et privatisations injustes, illégales et ségrégationnistes. Je vois du chômage à outrance, la jeunesse à l’abandon, une vie effroyablement chère, des politiciens inutiles, une presse et des médias coupables, je vois des Guadeloupéens qui se dénigrent entre eux et entre ceux qui sont partis, ceux qui sont restés et ceux qui ne sont pas nés là et puis j’en vois d’autres qui s’en foutent carrément, tantôt ignorants, tantôt blasés.
Mais à côté de ça, je vois aussi des traditions nobles qui subsistent, des terres riches de beauté et de ressources naturelles et humaines insoupçonnées. Je vois des gens solides et forts qui se battent chaque jour pour avancer et faire avancer leur pays avec. Je vois des soldats qui s’unissent d’où qu’ils viennent et d’où qu’ils vivent. Je vois les rires de la relève qui nous regarde et attend qu’on lui montre la direction à suivre et je vois surtout un peuple qui, malgré tout, reste debout, solide comme au premier jour, parce que rien de ce que j’ai cité précédemment n’est assez puissant pour l’anéantir. Je le sais. Vous le savez. Il s’agit juste de ne pas l’oublier.
Texte : Nèl Tinta-Négra – Tous droits réservés