Les petites histoires de Nèl

Atelier d’écriture – Thème : Silans (Le silence).

Le silence.

Quand on est une cheffe d’entreprise, on en rêve. « Linda par ci« . « Et madame Leroy par là« . « Pouvez-vous me signer cela ? » « Assisterez-vous à la prochaine réunion ? » « Madame Leroy j’ai besoin de vous voir« . « Linda as-tu eu le temps de lire mon mémo ? » Et bla et bla et bla. Des sollicitations de tous les côtés et la paix, nulle part, jamais. Dommage.

Le silence.

Quand on est aussi une épouse, c’est un plaisir inavoué que de ne rien entendre une heure ou deux. « Chérie par ci« , « Doudou de mon cœur par là« . Ces mots d’amour qui se poursuivent inexorablement sur une demande pénible. Le pressing, un dîner pour les amis, un renseignement sur l’endroit où se trouve ses affaires à lui, bref du brouhaha pour rien, mais du bruit qui fait du bien. Étrange.

Le silence.

Quand on est parent, c’est à la fois un souhait et une crainte. Parce que comme chacun le sait, un enfant silencieux est un enfant en pleine bêtise. Mais en même temps, n’est-ce pas la vie de faire des bêtises ?

Maylis en faisant tout un tas. Toujours avec son air mi malicieux, mi innocent. Toujours avec ce sourire angélique et cette bouille joufflue qu’on mourrait d’envie de croquer.

Maylis était notre bébé miracle. L’amour de ma vie. Ce que j’avais de plus précieux sur la première marche juste avant toi. Mais ça tu le sais mieux que quiconque. Parce que c’est toi qui as dû m’annoncer que notre enfant s’en était allée. Toi qui conduisais la voiture percutée par un chauffard et encore toi qui a supporté sans broncher mon mutisme, puis mes cris et mes larmes.

J’ai souvent culpabilisé de t’infliger ça, à toi qui avais aussi perdu un enfant, à toi qui avais perdu notre enfant alors qu’elle était sous ta responsabilité. J’ai souvent culpabilisé car toi aussi, en tant que père, tu avais un deuil à faire. Mais malgré tout cela, tout ce qui t’importait, c’est que je ne t’en veuille pas. Comment t’en vouloir ? Oui notre fille est morte alors qu’elle était avec toi, mais ce n’est pas comme si tu l’avais cherché. Les accidents arrivent. Tous les jours, même à nous et ça, personne n’y peut rien.

Je me suis longtemps raccrochée à cette idée pour ne pas te détester, pour continuer à t’aimer et continuer tout court à vrai dire. Et puis petit à petit, ça a commencé à passer. Le temps. La douleur. Le manque. Petit à petit nous avons recommencé à rire, à vivre, à nous aimer. Oh oui, à nous aimer. Nous-mêmes et l’un l’autre. Petit à petit, j’ai regagné le monde des vivants et laissé ma fille partir pour celui des morts. J’ai réappris à m’amuser, même si tout cela m’avait définitivement changée.

Mais tout ça c’était avant. Avant que je ne surprenne cette conversation entre Rony et toi. Rony, ton ami flic. Rony le premier sur les lieux de l’accident, le premier à l’hôpital, le premier aux funérailles. Rony qui te disait que jamais personne ne saurait à quel point tu étais alcoolisé ce jour-là, ni la justice, ni moi. Moi pour qui tu prétendais t’inquiéter, moi que tu avais peur de perdre.

À ce moment-là, toutes les pièces du puzzle se sont emboîtées dans ma tête, dans le bon sens et à leur place. Ce jour-là tu étais sorti fêter un contrat, en plein après-midi. Tu t’es soulé, tu t’es amusé et tu as même flirté avec cette pouffiasse qui te sert d’assistante. J’ai mené l’enquête durant des semaines pour retracer ton parcours. Je suppose que ce repas dans un restaurant de luxe, avec toute ton équipe, devait être fameux. Fameux comme les baisers de cette morue à l’arrière de ta voiture qui a laissé ton col tâché. Mon Dieu c’est d’un cliché ! Elle devait avoir un sacré savoir-faire pour que tu en oublie que c’était à toi de conduire notre fille à son cours d’équitation. Que tu en oublie tout simplement notre fille à vrai dire.

L’école t’a appelé et tu as abandonné la chaleur des cuisses de ton assistante pour aller faire ton devoir de père. Maylis était contrariée, d’après la femme de ménage de l’école qui avait choisi de rester avec elle en t’attendant. Elle n’a rien dit quand tu as débarqué, tout débraillé. Elle n’a rien dit non plus en grimpant sur son réhausseur alors que tu regagnais le siège conducteur, pressé… ou plutôt confus par l’alcool et la colère de ta fille.

Je connais suffisamment ma précieuse Maylis pour savoir que son silence était plus assourdissant que des cris. Profondément rancunière, malgré son jeune âge, tu n’étais pas près de t’en sortir comme ça. Mais qu’importe, tu as essayé, comme toujours. Parce que dans le fond tu es un papa qui n’a jamais supporté de décevoir sa princesse. Alors tu accéléré, encore et toujours et grillé un stop. Un innocent vous a percuté. Un innocent a perdu la vie, tout comme mon bébé, tout comme ma Maylis adorée.

Pendant longtemps je me suis satisfait de la mort de cet homme qui n’avait, en définitif, rien fait. Il a payé pour toi et ça m’apaisait de penser que celui qui m’avait pris mon âme n’était plus. Jusqu’à cette conversation et jusqu’à ce que je comprenne quel genre de menteur irresponsable tu étais. Mais tu avais raison, chéri, la mort est un châtiment correct. En tous cas c’est ce que je ressens à cet instant précis, allongée à tes côtés dans ce vaste lit conjugal à te regarder lutter pour quitter la prison qu’est actuellement ton corps.

J’ai cherché longtemps quelle serait la peine la plus adaptée, quelle serait l’arme la plus efficace. Cela n’a pas été difficile de te faire boire. Trop, comme souvent. Beaucoup d’alcool et de GHB et te voilà paralysé. J’admire tes superbes yeux verts s’affoler alors que tu es désormais incapable de te débattre. Cela ne devrait plus durer très longtemps. Bientôt tu cesseras de respirer, ton cœur s’arrêtera de battre et mon bébé sera vengé. Enfin.

Il fait froid ce soir. Je remonte la couette sur mon corps désormais détendu, tandis que le tiens ne bouge plus. Ton regard est fixe et Morphée m’appelle. Ce soir, je dormirai d’un sommeil paisible. Il me faudra au moins cela pour jouer, à mon réveil et durant les semaines à venir, les veuves éplorées. Si c’est le prix à payer, je l’accepte volontiers. Tout ce qui compte c’est ton châtiment. Le voilà arrivé et me voilà apaisée. Bonne nuit à toi, mon cher mari, savourons, toi et moi ce silence exquis qui règne désormais entre nous, pour toujours.

Texte : Nèl Tinta-Négra – Tous droits réservés.

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